Sadou Yehia a été exécuté le 8 février après son interview du 13 janvier par France24. Il dénonçait le racket pratiqué contre les civils par les groupes terroristes. Sa famille accuse la chaîne française dans un article d’Arrêt sur Image daté du 11 février.
La nouvelle fait monter un vent de contestation contre l’irresponsabilité de France 24. La communauté malienne se mobilise depuis plusieurs jours contre les pratiques de la chaîne d’information de l’État français. En pleine zone de conflit le groupe France Media Monde dirigé par Victor Rocaries et Marie-Christine Saragosse réalise des interviews dénonçant les exactions terroristes. Des informations essentielles dans le contexte de désinformation sur l’activité des groupes terroristes. Problème : les images sont diffusées sans flouter le visage des intervenants et ce alors que les groupes djihadistes campent à proximité des habitants. Ce n’est pourtant pas la première fois que des représailles ont lieu après des témoignages.
Le droit à l’image français n’oblige pas à conserver l’anonymat d’une source si celle ci ne le demande pas explicitement. Cependant tout journaliste professionnel doit prendre en considération que les intervenants, d’où qu’ils viennent, n’ont pas toujours connaissance des rouages médiatiques ni de leurs conséquences. En zone de guerre il convient donc aux rédactions de faire preuve d’intelligence pour préserver l’intégrité physique des personnes interrogées. Il s’agit d’approcher discrètement les témoins et de réaliser les interviews sans se rendre visible.
Les sujets maliens sont de manière générale assez dangereux à aborder pour sa communauté. Les représailles peuvent venir de l’État, d’un groupe d’intérêt, d’artistes et entrepreneurs mêlés aux affaires ou directement des groupes terroristes. En 2012 lors d’enquêtes sur la corruption franco-malienne dans le cadre de la guerre au Mali, mes intervenants maliens vivant à Paris me fournissaient des documents et informations en craignant des représailles jusqu’en France. Je fus moi même menacé de mort après certaines révélations. Il est donc évident que le danger est accru quand l’interview se réalise au Nord du Mali.
Loin de prendre en considération le vent d’opposition la rédaction de France24 a décidé de continuer cette pratique d’interview à visage découvert sous le prétexte ahurissant que l’anonymat ne garantie pas entièrement la sécurité des intervenants, accrochez vous : “l’imbrication des terroristes dans la population locale dont ils sont eux-mêmes issus, leur connaissance des faits et gestes de chacun, rendraient cette précaution artificielle.” En d’autre terme, pour France24 dès lors qu’il demeure un risque, les précautions ne servent à rien.
Une position incompréhensible qui menace et la vie des maliens et la relation entre les forces françaises et les locaux. Les méthodes pour maximiser leur sécurité sont connues de la profession. Lors d’investigation les journalistes sont amenés à rencontrer des témoins dénonçant des activités maffieuses, ou directement des trafiquants. Les témoins sont au sein même des réseaux et des localités concernées. Pourquoi lorsqu’il s’agit d’intervenants maliens, ces méthodes seraient soudainement “artificielles” ? Si les terroristes sont issus de la population locale cela n’empêche pas d’approcher discrètement les témoins par des fixeurs de manière à renforcer ensuite la fonction de l’anonymat. Si après cela un drame intervient, le média aura au moins fait son maximum protéger sa source.
Depuis ce meurtre la communauté malienne s’interroge. La blogueuse Tunbutu Woy (pseudonyme) demande à ses contacts “Devons nous sensibiliser nos populations pour qu’elles ne parlent plus aux journalistes ?” suivi par un hashtag #France24MaTuer. C’est donc aussi tout le travail d’information qui est menacé par l’irresponsabilité unilatérale d’un média. Une pétition a été lancée pour demander des excuses publique de la part de France24.
Le traitement de l’information par Expression Interdite consiste à renforcer la pression de l’opinion publique sur les acteurs à l’origine des crises. Voici donc le courrier envoyé à France24 et qui aura le Ministère français des Affaires Etrangères en copie. Si vous souhaitez vous joindre à cette revendication, voici la page de contact de France24. Vous pouvez aussi écrire par courrier à la Directrice de la Publication :
Christine de Saragosse :
80, rue Camille Desmoulins
92130 Issy Les Moulineaux
Madame, Monsieur,
Suite à l’assassinat de Sadou Yehia après votre interview, la communauté malienne s’interroge sur vos responsabilités et sur l’éventualité de stopper net les échanges avec les journalistes. Votre défense rapportée par ASI n’est pas cohérente, je vous cite : “l’imbrication des terroristes dans la population locale dont ils sont eux-mêmes issus, leur connaissance des faits et gestes de chacun, rendraient cette précaution artificielle.”.
Je vous rappelle que toute mesure de sécurité ne peut éliminer le danger. Selon la formule consacrée “le risque zéro n’existe pas”. En suivant votre logique les militaires engagés dans la lutte contre le terrorisme pourraient eux aussi indiquer que ces combats ne servent à rien car ils ne permettent pas de préserver les civils et la nation malienne. On pourrait très bien aussi retirer les protocoles contre les pandémies, ou les dispositifs de sécurité incendie en raison des risques qui demeurent. Votre position n’est pas tenable et masque difficilement votre refus d’assumer vos responsabilités.
Vous n’avez pas tué Sadou Yehia, mais vous n’avez rien fait pour le protéger. Le problème à traiter c’est que vos récents propos indiquent que vous allez continuer avec cette méthode.
Il est évident que dans une zone de conflit il ne faut pas attendre une demande explicite d’anonymisation pour la mettre en pratique. Et si l’imbrication des terroristes dans les populations locales est effectivement un cas particulier, il convient alors de passer par des fixeurs locaux et d’approcher discrètement les témoins. Puis de réaliser l’interview hors des regards. Vous pouvez même différer la diffusion pour brouiller davantage les pistes, puisque comme vous l’avez dis : dans les villages, tout le monde regarde tout le monde : Prétexter d’aller prendre le thé dans un lieu clos dont vous masquerez les éléments de décors… prenez des caméras espions plutôt que des caméras au poing. De là vous pouvez flouter les visages en optimisant la mise en sécurité. J’entends bien que cela complique et rallonge le temps à consacrer à un sujet mais c’est un devoir.
Allez vous revoir votre méthodologie ? Allez vous vous engagez à anonymiser vos futurs témoins ? Actuellement c’est l’ensemble des rapports entre les maliens et la presse qui sont menacés, au delà de l’impératif de garantir l’intégrité physique des intervenants. C’est aussi la mission militaire internationale qui est menacée puisque vous exposez des personnes qui peuvent être des sources pour les États-majors.
Cordialement, en espérant de nouvelles pratiques